Le Centre a été le principal lieu d’un paquet de premières fois pour Angus. Et on ne peut pas dire que ça rende le jeune homme très à l’aise. Surtout avant un rendez-vous chez le psychologue du Centre. On le lui a fait changer pour quelqu’un de spécialisé, sa surdité ne facilitant pas les échanges, surtout en période de stress où il a parfois du mal à se concentrer pour pouvoir lire sur les lèvres, et encore, c’est moins pire que sa première fois, quand il est arrivé au Centre. Sur le moment, ça a été une journée horrible, mais finalement, il s’est mis à affectionner ce jour, même s’il ne sait pas toujours quoi en penser exactement.

Le jeune homme finit tout de même par voir le visage d’une femme apparaître dans la salle d’attente, qui lui fait signe de la suivre. Le Néo-Zélandais s’exécute un peu roidement et suit la femme. C’est dans ces moments-là, où il se sent très nerveux qu’il a la sensation réelle d’être à l’écart, d’être presque dans un autre monde que les autres. La personne qu’il suivait jusqu’à présent, se trouvant être la secrétaire, finit par ouvrir une porte et l’invite à entrer toujours avec un geste de la main et des mots qu’il ne perçoit pas. Le brun entre et reste planté derrière la chaise.

Angus reste ainsi un long moment avant que le psychologue arrive dans son dos en lui tapotant le dos. C’est sans doute parce qu’il est très amical que le Centre l’a embauché, mais comme le jeune homme ne l’a pas entendu arriver, il a sursauté et s’est violemment sorti de ses pensées. Avec quelques signes, le monsieur lui permet de s’asseoir. Le mutant le remercie de la même manière puis s’installe sur la chaise. Face à lui, le bonhomme en fait de même puis feuillette rapidement son dossier. Le reste de la conversation se fait en langage des signes.

« Comment se passe la vie au Centre ? »

Angus ne sait pas trop quoi répondre. Il ne peut pas dire que ça se passe mal, mais ce n’est pas non plus le rêve. Puis il commence à mimer sa réponse :

« Pas trop mal. Au début c’était assez frustrant, car je voulais voyager et je ne pouvais pas à cause de mon don que je ne maîtrisais pas très bien. Ce que je comprends, évidemment, mais à dix-neuf ans, je pense que n’importe qui aurait préféré avoir une vie plus normale. J’ai du mal à cohabiter avec la routine aussi, donc je dois toujours faire preuve d’imagination pour occuper mes journées. Mais je ne me plains pas finalement. Ça aurait pu être pire.
— Et comment as-tu réagi lorsque tu as appris l’existence du Centre et des autres mutants ?
— J’ai été soulagé, je crois. Je pense que ç’aurait été très difficile de me dire que j’étais la seule personne à être dotée de pouvoirs surnaturels. Je me serais senti très seul, surtout. Et maintenant que j’ai du recul sur tout ça, je sais que j’avais peur. Je ne sais pas de quoi exactement, mais je me dis que j’aurais très bien pu tomber dans une organisation qui aurait réellement voulu me faire du mal et utiliser mon don pour des intentions beaucoup plus malsaines que le centre.
— Est-ce que tu te sens en sécurité et entre de bonnes mains au Centre ?
— En sécurité, oui, pour sûr. Entre de bonnes mains, c’est ce que j’aime à croire.
— Et sinon, es-tu satisfait de l’enseignement dispensé au Centre ?
— Ce n’était pas forcément très adapté aux personnes dans mon cas, mais ça l’est devenu assez rapidement. Les cours sont assez intéressants, mais il va falloir que je fasse quelque chose de ma vie et que je choisisse une orientation ».

Le médecin prend quelques notes sur son calepin, acquiesce légèrement puis pose son stylo pour libérer ses mains.

« Si tu avais le choix à l’heure qu’il est : mutant ou non ? Pour quelles raisons ? »

Angus lâche échapper un soupire, suivi d’un rire sonore, nerveux. C’est toujours une question facile à poser, mais pas quand il s’agit d’y répondre. Le jeune homme déteste donc ce genre de questions, parce que même si c’est une question à choix, la réponse n’apporte rien. Le résultat est déjà là et il ne changera pas.

« Honnêtement, je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de ce que j’aurais fait si j’avais été totalement humain. Évidemment, j’aurais continué à voyager, mais après je n’en sais rien. Et il y a certains épisodes de ma vie que je n’aurais certainement jamais connu si je n’avais pas muté…
— Tu penses que tu as eu une enfance heureuse ou est-ce en général de mauvais souvenirs ? »

Le jeune se laisse d’y réfléchir pendant un temps, laisse son cœur se serrer un peu avant de répondre :

« Je pense que j’ai eu une enfance globalement heureuse. J’ai eu quelques tracas que les enfants connaissent, mais rien de bien méchant en soi. J’avais un toit, de quoi manger et des parents aimants. Une sœur aussi. Ça s’est un peu gâté quand ma mère est décédée subitement dans un accident de la route. J’avais seize ans à l’époque. Ça a été très dur et ça littéralement ruiné notre vie de famille. Ma sœur est partie étudier au Royaume-Uni dès qu’elle en a eu l’occasion, mon père se tuait au travail pour oublier la mort de sa moitié, si bien que j’étais souvent très seul chez moi. Sans pour autant arrêter les cours, je me suis mis à travailler à mi-temps pour pouvoir partir en vacances pendant les vacances scolaires et oublier, moi aussi, que je n’étais pas très heureux.
— Et sinon, qu’est-ce que ton don a changé dans ta vie ?
— Vis-à-vis de moi, je dirais pas grand-chose, c’est surtout par rapport aux autres mutants. Il n’y en a pas beaucoup qui sont capables d’annuler n’importe quel don, ça suscite l’intérêt, car là où je devrais être à leur merci, je ne le suis pas. Je suis donc assez content d’avoir ce don, si ça peut me permettre d’éviter de finir en torche humaine, par exemple. »

L’exemple de la torche humaine le fait sourire, et ça le détend un peu, finalement. Il divague un peu dans ses pensées en se disant que ça doit être étrange pour le psychologue d’entretenir une conversation aussi silencieuse avec quelqu’un. Angus s’avoue à lui-même que ce n’est pas la meilleure façon avec laquelle il aime s’exprimer. Étrangement, il préfère de loin le langage oral.

— A quel moment t’es-tu rendu compte que tu avais muté ?
— Je m’en suis rendu compte assez tardivement en fait. A moins de me faire attaquer par un mutant, c’était quasiment impossible. Mais à force de l’avoir activé non-stop, ça m’a rendu malade. J’avais des migraines persistantes et parfois je tombais dans les pommes sans crier gare. Mon père a eu très peur et ma sœur aussi. J’ai fait le tour de tous les plus grands spécialistes d’Auckland sans qu’on sache d’où cela venait tandis que c’était de pire en pire. Au lieu de me protéger, j’étais blessé par mon propre don. Finalement, des agents du Centre sont venus sonner à ma porte un beau matin et m’ont amené à New York. Finalement, j'ai certainement jamais réalisé jusqu'à qu'on me le dise de vive-voix. Depuis, j’ai relativement perdu contact avec mon père et ma sœur.

Il hausse un peu les épaules. Angus ne mentirait pas en disant que ça ne le rend pas triste de se retrouver si seul, mais il s’y est fait, malheureusement. Il s’est fait des amis au Centre qui compensent un peu cette solitude.

« Bien, merci beaucoup Angus d’avoir répondu à mes questions, la séance est à présent terminée ».

Le docteur sourit très chaleureusement et se lève pour venir serrer la main au mutant. Ce dernier s’empresse de se redresser pour prendre cette main tendue et laisser le psychologue l’agiter vigoureusement. Ceci fait, le jeune homme quitte la pièce et part vaquer à ses occupations, soulagé que ce moment soit passé.